On lâentend sans cesse. Mais en fait, pourquoi faudrait-il les dĂ©velopper ces fichues compĂ©tences numĂ©riques ? Parce quâelles seraient omniprĂ©sentes et par goĂ»t de l'apprentissage ? Mais pour quoi (Ă quelles fins) ? Tout simplement pour se former, par autotĂ©lisme dĂ©sintĂ©ressĂ©. Mais pas seulement. Pour mieux rĂ©ussir dans ses Ă©tudes, pour ĂȘtre plus efficace, pour rester compĂ©titif, pour se mettre Ă la page, pour se prĂ©parer au monde de demain. Pour devenir un meilleur employĂ©, meilleur citoyen, meilleur communiquant. Pour ĂȘtre plus efficace en remplissant ses impĂŽts, en ou sâinformant sur le monde, pour avertir dâun retard Ă un rendez-vous. Bref, lâinjonction au dĂ©veloppement des compĂ©tences numĂ©riques doit moins au dĂ©veloppement personnel quâau souci de la performance. On aura beau trouver quelques Ă©ternels enthousiastes se dĂ©lectant, sans cesse, de lâapprentissage des compĂ©tences numĂ©riques ; cette discipline fleure le pratico-pratique de la vie quotidienne. Tout semble avoir vocation Ă la transformation numĂ©rique. Au pluriel : les espaces de travail, les livres, les films, les photographies, les monnaies, les signatures, les factures et mĂȘme les identitĂ©s. Au singulier : la culture, lâinclusion, et, en miroir, la fracture.
Comment développer ses compétences numériques ?
« Développez vos compétences numériques ! »
Elles ne sont pas innées
NumĂ©rique. Ce mot qui surgit partout possĂšde une origine sĂ©mantique valant le dĂ©tour. Un dictionnaire Ă©tymologique nous dira quâil tire son origine de numerus qui signifie « nombre », « multitude » ou « reprĂ©sentation par les nombres ». Pas Ă©tonnant que tout le monde nây trouve pas son compte. Que dites-vous ? Que vous nâavez pas la bosse des maths ? Ne tombons pas dans la caricature. Mais, admettons que sous le vernis de la formule compĂ©tences numĂ©riques, on puisse sentir lâexistence dâune sorte de « capacitĂ© magique » dont seuls les initiĂ©s seraient pourvus. Ces gens-lĂ jouiraient dâune intuition, exactement lĂ oĂč dâautres font face Ă lâincomprĂ©hension. Se rĂ©vĂšle en eux la facilitĂ© de sâapproprier des outils qui semblent avoir Ă©tĂ© faits pour eux. Sinon comment expliquer quâun neveu de 12 ans, en quelques clics et minutes, restaure un fichier qui se trouvait par erreur dans la corbeille que lâon a vidĂ©e dans un moment dâhĂ©bĂ©tude ?
Dans beaucoup de langues, le mot « digital » est préféré à « numérique ». Il provient du latin digit qui donnera le mot doigt et le mot chiffre. Si la référence, via la notion de chiffres, aux mathématiques nous était déjà familiÚre, celle au doigt éveille une nouvelle idée. Elle évoque la dextérité, celle dont le prodige de la famille, rencontré plus haut, tire profit. Ce qui signifie que pour tous les autres, les compétences numériques ne sont pas innées et souvent surestimées (Collet, 2020).
Des locuteurs natifs du numérique ?
Avant dâaller plus loin, peut-ĂȘtre vaut-il la peine de sâarrĂȘter sur un article de 2001 ayant fait date. Mark Prensky Ă©crivait Ă propos du soi-disant dĂ©clin de lâĂ©ducation quâil Ă©tait une consĂ©quence mal comprise de la diffusion rapide de la technologie numĂ©rique. Il disait que les nouveaux Ă©lĂšves et Ă©tudiants sont des locuteurs natifs du numĂ©rique, ayant passĂ© deux fois moins de temps Ă lire (5 000 heures) quâĂ jouer Ă des jeux vidĂ©o (10 000 heures), et quatre fois moins quâĂ regarder la tĂ©lĂ©vision (20 000). Ici, les quantitĂ©s (non sourcĂ©es) ont valeur de preuve, alors que de la qualitĂ© des heures rien nâest dit. Quâimporte le dĂ©bat, quand on aligne des nombres « pour », on en trouvera des « contre » et on nâaura pas avancĂ© dâun pas vers la vĂ©ritĂ©. Pekrin le sait et poursuit en affirmant que les cerveaux des Ă©tudiants du XXIĂšme siĂšcle auraient changĂ© au point de traiter lâinformation diffĂ©remment de ceux de leur lointains aĂŻeuls. La modernitĂ© les aurait pourvus de lâextraordinaire pouvoir dâapprendre en regardant la tĂ©lĂ©vision ou en Ă©coutant de la musique. Si, si, Prensky propose que la double tĂąche puisse ĂȘtre fĂ©conde et propose dâenseigner plus vite en mettant des contenus en parallĂšle. De nombreux auteurs (par ex., Bennett et al., 2008 ; Bennett et Maton, 2010 ; Poyet, 2015 ; Kirschner et De Bruyckere, 2017) ont dĂ©jĂ proposĂ© des lectures critiques (partielles ou systĂ©matiques) des idĂ©es vĂ©hiculĂ©es dans les lignes prĂ©cĂ©dentes. Lardellier (2017) parle dâune euphorie qui ne survit pas Ă lâĂ©preuve des faits, de manichĂ©isme, dâutopie, de courte vue ou de croyances. Bref, ce terrain minĂ© est en phase de dĂ©minage. Reprenons notre chemin.
Quelles compétences numériques faut-il développer ?
Apprendre de nouvelles choses ou apprendre de nouvelles façons de faire les anciennes.
Prensky (2001)
Lâarticle de Prensky (2001), quand on en oublie certaines parties, rĂ©vĂšle des passages perspicaces. AprĂšs avoir placĂ© une ligne de dĂ©marcation entre les vieux contenus (lecture, Ă©criture, arithmĂ©tique, perception des Ă©crits et des idĂ©es du passĂ©, etc.) et les contenus futurs (numĂ©riques et technologiques), Prensky demande sâil est plus difficile dâapprendre de nouvelles choses ou dâapprendre de nouvelles façons de faire les anciennes. Câest un Ă©lĂ©ment crucial Ă propos des compĂ©tences numĂ©riques. Elles servent Ă faire (plus efficacement) des choses que lâon savait dĂ©jĂ faire avec une vieille mĂ©thode. Ecrire une lettre (mail), se situer sur une carte, payer une facture, protĂ©ger sa vie privĂ©e⊠On ne sâĂ©tonnera pas de trouver, parmi les 21 compĂ©tences du rĂ©fĂ©rentiel DigComp 2.1 (Carretero Gomez et al., 2017), quâil faille ĂȘtre capable de rechercher de lâinformation, partager des contenus, interagir, collaborer ou encore protĂ©ger lâenvironnement. Toutes ses compĂ©tences qui existaient avant lâavĂšnement dâun monde numĂ©rique peuvent aujourdâhui ĂȘtre mieux dĂ©veloppĂ©es grĂące Ă des outils modernes.
DeuxiĂšme remarque, « lâĂ©ducation ne consiste pas Ă transmettre des informations ou des idĂ©es, mais Ă fournir la formation nĂ©cessaire pour faire bon usage de ces derniĂšres. Loin de perdre son utilitĂ©, cette formation devient plus nĂ©cessaire Ă mesure que lâinformation sâĂ©loigne des librairies pour inonder les ordinateurs et les appareils mobiles » (Hieronymi, citĂ© dans Lardellier, 2017). Le rĂ©fĂ©rentiel DigComp (2.1) donne de la place pour dĂ©velopper un bon usage des informations, mais aussi des technologies : filtrer et Ă©valuer des informations, sâengager dans la citoyennetĂ© grĂące aux technologies, respecter les licences et droits dâauteurs. DĂšs lors, un dĂ©veloppement sain de ses compĂ©tences numĂ©riques ne doit pas faire fi des compĂ©tences qui ne seraient pas purement techniques (comme lâutilisation dâun traitement de texte).
Une troisiĂšme remarque en dĂ©coule. Le rĂ©fĂ©rentiel DigComp propose un positionnement en trois niveaux (voir ce document) : « Ă©lĂ©mentaire », « indĂ©pendant » et « expĂ©rimentĂ© ». Force est de constater quâen 2021, la plupart des Ă©tudiants de premiĂšre annĂ©e universitaire perçoit leur niveau de compĂ©tences comme Ă©lĂ©mentaire pour tous les champs de compĂ©tences, alors quâils sont enclins Ă se surĂ©valuer (Bachy, 2021). Le domaine qui semble le plus lacunaire est celui de la crĂ©ation de contenus. Un point de dĂ©part ?
DerniĂšre remarque, les compĂ©tences numĂ©riques se dĂ©veloppent Ă partir de ce qui est dĂ©jĂ su. Chaque usage du numĂ©rique sâinscrit dans un processus utilitaire propre Ă un individu (Poyet, 2014). En grande partie, ces compĂ©tences sont les fruits dâun apprentissage hors des programmes et des institutions scolaires. Les pĂ©dagogues ont un nom pour ce phĂ©nomĂšne : le curriculum cachĂ© (Perrenoud, 1993). Il reste opaque pour beaucoup de formateurs et pour tous ceux qui ne veulent, ou qui ne peuvent pas voir, Ă commencer par les apprenants eux-mĂȘmes. Beaucoup sous-estiment les compĂ©tences numĂ©riques quâils ont en pensant Ă celles quâils nâont pas. Câest que les compĂ©tences acquises semblent aller de soi. Alors quâil faudrait sâĂ©merveiller de tout ce qui est dĂ©jĂ su. Puisque câest de lĂ que se construit ce que lâon saura.
Quels sont les principaux freins ?
Le premier obstacle, ce sont les coĂ»ts. En matĂ©riel, bien sĂ»r, mais surtout en temps, autant du cĂŽtĂ© des enseignants (Troger et Ruano-Borbalan, 2017) que des Ă©tudiants (Pekrin, 2001). Un Ă©lĂšve du primaire, ayant acquis lâĂ©criture au prix dâefforts considĂ©rables, mettra plus de temps Ă Ă©crire un texte Ă lâordinateur plutĂŽt quâĂ la main.
Le second obstacle est celui du sens ou de la motivation. Pourquoi diable faudrait-il apprendre Ă faire diffĂ©remment ce que lâon sait dĂ©jĂ ? Quand on sait lire une carte topographique, on ne perçoit pas directement lâintĂ©rĂȘt dâun logiciel de cartographie, quand on paie ses factures au guichet postal, on rechigne Ă ouvrir un compte dâe-banking, etc.
CoĂ»ts et motivation, ce sont lĂ les principaux obstacles, le reste nâest que commentaire. Qui surmontera ces deux obstacles pourra passer au dĂ©veloppement Ă proprement parler de ses compĂ©tences.
Plusieurs approches pour développer ses compétences
Comment sây prendre pour rĂ©ellement dĂ©velopper ses compĂ©tences numĂ©riques. Voici quatre approches inspirĂ©es dâun document du Service de Coordination de la Recherche et de lâInnovation pĂ©dagogiques et pĂ©dagogiques visant Ă promouvoir lâĂ©ducation aux mĂ©dias (SCRIPT, 2019, p.34). Ces pistes nâont pas vocation Ă ĂȘtre suivies de maniĂšre rigide, mais adaptĂ©es par chacun au grĂ© des situations.
Par la compĂ©tence. On peut choisir dâaxer son apprentissage sur une compĂ©tence. Par exemple, « protĂ©ger ses appareils et ses donnĂ©es numĂ©riques ». Toutefois, il faut dĂ©jĂ choisir judicieusement cette compĂ©tence. Compte tenu que seul un Ă©tudiant sur deux atteint un niveau intermĂ©diaire (autonome) et 10% un niveau expĂ©rimentĂ© en crĂ©ation de contenus (Bachy, 2021), on pourrait aussi choisir de commencer Ă sâamĂ©liorer dans des compĂ©tences liĂ©es Ă la crĂ©ation de contenus. Ce choix peut aussi dĂ©pendre des thĂ©matiques dâintĂ©rĂȘt de lâapprenant.
ThĂšme. Comme nous lâavons Ă©crit, une compĂ©tence numĂ©rique mĂ©rite dâĂȘtre dĂ©veloppĂ©e si elle permet de mieux rĂ©aliser ce que lâon entreprend dĂ©jĂ sans elle. Qui rĂ©alise de la recherche acadĂ©mique (thĂšme), pourrait vouloir amĂ©liorer sa capacitĂ© Ă utiliser un logiciel de gestion de rĂ©fĂ©rences bibliographiques.
MĂ©dium. La stratĂ©gie consistant Ă dĂ©velopper ses compĂ©tences numĂ©riques en se ciblant sur un mĂ©dium est prometteuse. Quand on doit rĂ©aliser une vidĂ©o, que ce soit dans un cadre acadĂ©mique ou privĂ©, il faut mobiliser tout un panel de compĂ©tences variĂ©es qui vont du traitement de lâinformation (recherche, stockage, filtrage) Ă la collaboration en passant par la crĂ©ation de contenus ou Ă la protection des donnĂ©es.
Niveau. En tant quâapprenant, il faut savoir oĂč lâon se situe afin de construire ses futurs apprentissages. Des auto-Ă©valuations existent, notamment sur le site Europass. Elles ont les mĂ©rites de situer les savoirs-dĂ©jĂ -lĂ (quâon peut appeler prĂ©acquis) sur un continuum reconnu et de donner Ă voir par oĂč lâĂ©tudiant pourrait commencer. En dĂ©butant par un (auto-)diagnostic de son niveau, on sâassure de rester dans sa zone proximale de dĂ©veloppement (Vygotky, 1934/1997)
Références bibliographiques
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Bennett, S., & Maton, K. (2010). Beyond the âdigital nativesâ debate: Towards a more nuanced understanding of studentsâ technology experiences. Journal of Computer Assisted Learning, 26(5), 321â331. https://doi.org/10.1111/j.1365-2729.2010.00360.x
Bennett, S., Maton, K., & Kervin, L. (2008). The âdigital nativesâ debate: A critical review of the evidence. British Journal of Educational Technology, 39(5), 775â786. https://doi.org/10.1111/j.1467-8535.2007.00793.x
Carretero Gomez, S., Vuorikari, R. et Punie, Y. (2017). DigComp 2.1: The Digital Competence Framework for Citizens with eight proficiency levels and examples of use. Publications Office of the European Union, https://data.europa.eu/doi/10.2760/38842
Collet, I. (2020). LâĂ©cole Ă distance rĂ©vĂšle que « les compĂ©tences numĂ©riques des jeunes sont surestimĂ©es ». Dans S. Gaitzsch. Interview (14 mai 2020).Heidi News. https://archive-ouverte.unige.ch/unige:135876
Digital Natives, Digital Immigrants By Marc Prensky From On the Horizon (MCB University Press, Vol. 9 No. 5, October 2001)
Kirschner, P. A. et De Bruyckere, P. (2017). The myths of the digital native and the multitasker. Teaching and Teacher Education, 67, 135â142. https://doi.org/10.1016/j.tate.2017.06.001
Lardellier, P. (2017). « Y » et digital natives, faux concepts et vrais slogans. Une lecture critique de deux « ressources sûres » de la doxa numérique. HermÚs, La Revue, 78, 151-158. https://doi.org/10.3917/herm.078.0151
Perrenoud, P. (1993). Curriculum : le formel, le rĂ©el, le cachĂ©. Dans J. Houssaye (dir.). La pĂ©dagogie, une encyclopĂ©die pour aujourdâhui (p.61-76). ESF.
Poyet, F. (2014). La culture numĂ©rique des jeunes professeurs des Ă©coles peut-elle permettre de rĂ©duire lâĂ©cart entre natifs et immigrants du numĂ©riqueâŻ? Revue internationale des technologies en pĂ©dagogie universitaire / International Journal of Technologies in Higher Education, 11(3), 6â21. https://doi.org/10.7202/1035700ar
Prensky, M. (2001). Digital Natives, Digital Immigrants. On the Horizon, 9(5). https://www.marcprensky.com/writing/Prensky%20-%20Digital%20Natives,%20Digital%20Immigrants%20-%20Part1.pdf
Service de Coordination de la Recherche et de lâInnovation pĂ©dagogiques et technologiques [SCRIPT]. (2019). Guide de rĂ©fĂ©rence pour lâĂ©ducation aux et par les mĂ©dias. Enseigner et apprendre pour renforcer la compĂ©tence mĂ©diatique. MinistĂšre de lâEducation nationale, de lâEnfance et de la Jeunesse du Grand-DuchĂ© du Luxembourg. https://edumedia.lu/wp-content/uploads/2019/11/Medienkompass_FR_HIGH-RES.pdf
Troger, V. et Ruano-Borbalan, J.-C. (2017). Que sais-je ?Histoire du systĂšme Ă©ducatif. Presses universitaires de France.
Vygotski, L.S. (1997). PensĂ©e et langage (3Ăš Ă©d.). La Dispute. Ćuvre originale publiĂ©e en 1934.