Rétrospective 2025 des travaux de la professeure Sabine Pitteloud
La professeure Sabine Pitteloud développe un programme de recherche qui analyse les liens entre entreprises et régulation environnementale après 1945. À l’automne 2024, elle a obtenu un financement du Fonds national suisse de la recherche pour poursuivre ses travaux sur cette thématique. L’occasion de faire une rétrospective de ses recherches sur le sujet et de discuter de leur pertinence pour les débats à venir.
Contexte historique et perception de la pollution
Une partie du cœur de métier des historien-nes consiste à donner une signification à différentes périodes historiques et à proposer des chronologies. En 2019, avec la fameuse «vague verte» marquant la progression des partis écologistes au Parlement suisse, nous avions l’impression d’une prise de conscience accrue des problèmes environnementaux, en particulier à propos du changement climatique. Aujourd’hui pourtant, les engagements politiques en Suisse et ailleurs semblent stagner, voire régresser. Est-ce que ce revirement étonne l’historienne que vous êtes?
SP: L’histoire de l’environnement tend à déboulonner l’idée que nous aurions pollué sans savoir, et que plus tard, en particulier à partir des années 1970, nous aurions pris conscience des problèmes de pollution qui auraient été progressivement réglés grâce à la régulation par seuils ou à de nouvelles technologies vertes. Par exemple, avec ma collègue Tiphaine Robert, Ambizione Senior Researcher à l’Université de Berne et chargée de cours à UniDistance, nous montrons dans notre article que la régulation de l’ajout de plomb dans l’essence n’intervient pas à la suite d’une prise de conscience.
Au contraire, on connaît relativement bien, dès les années 1920, la dangerosité de la manipulation du plomb, et plusieurs médecins tirent la sonnette d’alarme sur les effets délétères d’une exposition à moyen et long terme pour la santé. Pour ces raisons, le gouvernement suisse interdit l’ajout de plomb dans l’essence en 1925. À la suite de la production d’études alternatives financées par les industriels aux États-Unis et de la diffusion de l’essence plombée dans de nombreux pays, le Conseil fédéral revient sur sa décision initiale en 1947. Il faudra ensuite attendre les années 2000 pour aboutir à une nouvelle interdiction. En particulier, une fois qu’une substance toxique est adoptée à large échelle au-delà des frontières et que des intérêts économiques profitent de sa commercialisation, il devient très difficile de revenir en arrière.
On a généralement une image plutôt positive de la Suisse en matière d’environnement. Faut-il relativiser cette image de bonne élève?
SP: La Suisse n’échappe pas aux problèmes de pollution qui ont accompagné la révolution industrielle, puis le développement de l’agriculture intensive, même si elle a pu être précurseure pour certaines régulations. Le fédéralisme a par exemple permis au Valais d’innover en 1924 avec la Loi sur la «protection de la santé des hommes et des animaux», même si les effets concrets ont eu de la peine à se faire sentir, notamment pour empêcher les émanations de l’industrie de l’aluminium, comme le montre l’historien Samuel Beroud.
Dans le même numéro d’Itinera, intitulé «Nouvelles normes, surtout pas de panique! Réguler les pollutions en Suisse à l’âge industriel», que j’ai contribué à coéditer aux côtés de Nicolas Chachereau (Université de Bâle), Alexandre Elsig (Université de Neuchâtel) et Tiphaine Robert (Université de Berne), nous invitons les historien-nes à revisiter cette image de propreté et à documenter les aspects moins reluisants de la gestion de la pollution. Nous argumentons qu’adopter la perspective du verre à moitié vide plutôt qu’à moitié plein permet de mettre en avant les mécanismes d’invisibilisation de certains problèmes, ainsi que les blocages politiques et les dilutions de normes.
Comparaisons internationales et mobilisations contemporaines
Prof. Dr. Sabine Pitteloud présente ses ouvrages au Campus d'UniDistance Suisse, à Brig(VS)
Dans ton nouveau projet financé par le Fonds national suisse de la recherche, tu adoptes une perspective comparative entre plusieurs pays européens. Quels sont les mérites d’une telle approche pour comprendre l’influence des milieux économiques sur la régulation environnementale?
SP: Comparer différents cas nationaux en perspective permet de mettre en lumière les différences institutionnelles. Par exemple, la démocratie directe «à la sauce helvétique» donne aux mouvements environnementaux et aux groupes de citoyens la possibilité de faire voter le peuple suisse sur des initiatives populaires à visée environnementale. C’est une spécificité importante. Il y a notamment eu plusieurs initiatives pour réduire les nuisances liées à l’automobile dans les années 1970. Ces initiatives ont alors contribué à politiser certains problèmes et ainsi à diminuer le pouvoir, du moins ponctuellement, des entreprises et de leurs associations patronales, très bien représentées à Berne, notamment dans les commissions extraparlementaires. Néanmoins, une fois le vote passé, cela peut donner l’impression que le problème est réglé alors qu’il ne l’est pas. Par exemple, la pollution de l’air liée à l’automobile est toujours responsable d’un nombre important de maladies respiratoires.
Considérer plusieurs pays simultanément est aussi intéressant pour observer les phénomènes de diffusion. Par exemple, et contrairement à aujourd’hui, ce sont les États-Unis qui étaient à l’avant-garde en matière de régulation environnementale, en créant l’Environmental Protection Agency en 1970. Les normes qu’elle édicte vont être discutées vigoureusement en Europe. Les entreprises qui produisent dans plusieurs pays et exportent vont aussi rapidement s’inquiéter d’une fragmentation des marchés et des entraves au libre-échange que les normes environnementales peuvent créer.
Avec mes collègues de l’Université de Lausanne, les professeures Janick Schufelbuehl et Sandra Bott, nous avons rassemblé un groupe international de chercheur-euses pour étudier ces questions dans l’ouvrage Environmental Regulation and the History of Capitalism. The Role of Business from Stockholm 1972 to the Climate Crisis, publié chez Routledge en 2025 et en open access .
Prises ensemble, les contributions montrent que les entreprises et les associations patronales ne sont pas restées passives face à la montée des risques régulatoires et ont influencé le processus par différents moyens: financement d’études alternatives, lobbying, partenariats avec les gouvernements et les organisations internationales, financement de think tanks et efforts de communication. Même dans les pays nordiques, où les entreprises polluantes jouissent d’un bilan favorable en termes de compliance, on voit qu’elles ont pris part à une bataille idéologique pour contrer le narratif de la finitude des ressources et la nécessité de régulations contraignantes.
Aussi, lorsque l’on parle de backlash environnemental aujourd’hui, on pense principalement aux majors pétrolières. Or, on constate, notamment aux États-Unis, que les petites et moyennes entreprises ont été des alliées centrales du mouvement conservateur et ont contribué à populariser une position réactionnaire vis-à-vis des avancées dans le domaine de la protection de l’environnement.
La thématique de l’environnement a beaucoup mobilisé les jeunes, en Suisse et ailleurs, qui se sont engagé-es lors de manifestations ou encore par le biais d’occupations d’infrastructures ou de locaux d’entreprises. Que retenir de ce type d’actions dans une perspective historique?
SP: La perspective historique a le mérite de permettre de distinguer une victoire d’étape d’un changement de paradigme en profondeur. Aujourd’hui, quand une entreprise est visée et répond par des mesures de corporate social responsibility volontaires ou par du reporting, on peut avoir l’impression d’une victoire pour les militants. Néanmoins, une fois la pression retombée et en l’absence concrète de mécanismes de contrôle, on peut douter d’un effet à long terme.
Si l’on observe la manière dont les entreprises et leurs organisations ont perçu le militantisme dans les années 1970, il est clair qu’elles le prenaient au sérieux. Néanmoins, ce n’était pas tant la peur réputationnelle ou celle d’être visées individuellement qui primait, mais plutôt la crainte que les organisations environnementales et les mouvements de citoyens puissent motiver les politiques à agir rapidement et de manière trop radicale à leurs yeux.
Aussi, avec mon collègue le professeur Peter van Dam (University of Amsterdam), nous constatons qu’il existe une compétition entre les activistes environnementaux et les entreprises pour déterminer qui parle au nom du bien commun. Les entreprises, de par les emplois qu’elles créent et les recettes fiscales qu’elles génèrent, ont tendance à jouir d’une certaine légitimité politique. En outre, elles ont appris à coopter une partie de leurs critiques en développant des partenariats avec des organisations non gouvernementales ou en mettant en place leurs propres programmes environnementaux. C’est pourquoi, même lors de votations, il ne va pas de soi que les citoyen-nes votent «contre l’économie», même si leurs opposant-es mettent souvent en avant des arguments de justice sociale et environnementale. Il y avait déjà cette tendance par le passé à assimiler l’intérêt de l’économie à l’intérêt national.
Accédez aux ouvrages cités dans cette interview
Open Access«Nouvelles normes, surtout pas de panique!» Réguler les pollutions en Suisse à l’âge industriel , Itinera Nr. 53 - 2025
Environmental Regulation and the History of Capitalism. The Role of Business from Stockholm 1972 to the Climate Crisis , Routledge - 2025
Business Facing Activism: Organised Business and Civil Society Movements in Germany and Switzerland Since the 1970s (Chapter in Climate change and Business. Historical Perspectives, Routledge - 2025)
- Businesses, Activists, and the Quest for Legitimacy , Entreprises & Histoire - 2025